On ne peut pas dire que ma vie ait toujours été un long fleuve tranquille, mais je n’ai pas vraiment à me plaindre. J’ai toujours été persuadée qu’il y avait une force qui guidait nos actes et nos pensées, quelque chose de bien trop violent pour être contenu. Et qui parfois pouvait s’avérer être une véritable garce, mais ça, c’est pour les mauvais jours.
Je suis née un 26 mars 1644 parait-il, dans un quartier pauvre de La Havane. Je n’ai jamais connu mon père et je dois avouer que ça ne m’attriste pas plus que cela. Il paraît que c’était un marchand espagnol de passage, rien de plus. Je ne comprends pas pourquoi on m’a affublé de son patronyme si ce n’était qu’un homme d’une nuit. Enfin, je ne me suis jamais posé plus de questions à son sujet, mon intérêt étant assez limité. Ma mère prétend descendre de la tribu des indiens Taïnos, qui peuplaient l’île avant l’arrivée des colons. C’est vrai qu’elle est typée, avec ce teint basané dont j’ai hérité. Mon sentiment est plutôt qu’elle a toujours fait partie d’une famille de paysan mais qu’elle est bien trop fière pour l’avouer. Comme toutes les filles nées dans un milieu plutôt défavorisé, j’ai eu à pâtir de ma basse extraction. Mais ce n’est pas pour ça que je n’ai pas eu une enfance relativement heureuse. La vie était dure, bien sûr mais au moins, je ne subissais pas le sort réservé aux esclaves. Je ne mangeais pas vraiment à ma faim et plus je grandissais plus je devais subir le regard lubrique et les paroles déplacées des hommes. Pourtant, je n’étais pas la plus jolie jeune fille qui soit. Mon nez légèrement empâté était à mes yeux comme une immonde cicatrice me barrant le visage, même si aujourd’hui cette impression s’est atténuée. Quoiqu’il en soit, une fois que j’ai eu 15 ans, je fus recrutée comme serveuse dans une des tavernes de la Havane, non loin du fort. Le travail était pénible et je devais prendre sur moi et subir en silence les attouchements de certains marins ivres morts (alors que j’avais bien envie de leur enfoncer leur godet dans un endroit inapproprié de leur anatomie, mais passons).
J’ai toujours été d’une nature un peu solitaire et pas franchement incline à aller vers les autres. Dans mes rares moments de temps libre, je m’isolais souvent à l’orée des bois et cela dès mon plus jeune âge. Aujourd’hui je le sais, mais à l’époque j’étais sujette à des maux de tête terrible et je parlais souvent à des gens d’aspect étrange que je voyais devant moi. Ma mère me battait quelque fois pour que je cesse de « parler seule » qu’elle disait. Les gens de la ville murmuraient dans mon dos et me traitait de sorcière. Je ne voyais pas quel mal je pouvais faire.
Lorsque j’ai atteint l’âge de 20 ans, j’avais l’impression d’avoir fait le tour de ma vie. J’avais compris très récemment que je pouvais communiquer avec les morts et que ce don, peu de gens pouvaient le comprendre, aussi dissimulais-je ma vrai personnalité. J’avais renié depuis longtemps ce Dieu que ma mère ne cessait de prier. Les épreuves que j’avais déjà vécues m’avaient prouvé qu’une telle chose n’existe pas. J’avais quitté l’ombre des arbres pour épancher ma solitude face à la mer. Je pouvais passer de nombreuses heures à scruter l’horizon, à voir les marins aller et venir sur les docks
(où le poids et l’ennui me courbent le dos). Certains parlaient de Calypso, la cruelle déesse de la mer et la réalité me frappa soudainement. Dans ce « nouveau monde » où tant de vies dépendaient de la mer, c’était bien elle qui régnait.
Je ne sais comment, mais certaines personnes avaient eu vent de ma qualité de médium. Ils venaient me voir en secret, pour que je communique avec leur conjoint défunt ou bien leur enfant disparu. Même s’il n’était pas rare que j’y parvienne sans aucun artifice, la jusquiame noire et ses propriétés hallucinogènes me permettaient d’entrer plus facilement en contact avec les morts, en plus d’offrir un spectacle peu commun aux visiteurs
(pour faire court : ça en jette un max). Un soir particulièrement animé à la taverne, ma chance a été de tomber sur une conversation qui allait bouleverser ma vie (et pas qu’un peu mon neveu). Des hommes dont le statut de forbans n’était pas inconnu parlaient d’une « prêtresse » capable de lire l’avenir. Je su alors tirer profit de ma maladresse notoire pour renverser les chopes sur le sol et profiter de cette excuse pour espionner un peu plus leur conversation.
Dès le lendemain, je me mis en quête de cette « prêtresse », arpentant la jungle sans relâche. Au bout de quelques mois, je faillis rendre mon tablier, à bout de force et désespérée. Mais ne sachant pourquoi, je ne pouvais me résoudre à abandonner et à force de persévérance, je finis par trouver l’une d’entre elle. Et elle fut bien différente de la femme que je m’étais imaginée. Au lieu d’une belle brune exotique et mystérieuse
(comme moi quoi o/), c’était une femme en haillons, courbée par le poids des ans. Mais je ne m’arrêtai pas à ce préjugé sordide et avec toute la détermination dont j’étais capable, je demandai à être initiée. La prêtresse me guida alors dans les montagnes, afin que je puisse prouver que j’étais l’une des leurs. Cela me terrifiait, la peur d’échouer me prenait au ventre et me donnait la nausée. Mais ma détermination était plus forte. Bien entendu, je devais apporter une preuve de mon don à cette communauté. J’avais choisi sciemment de ne pas utiliser d’artifice, car j’étais sûre de moi. Depuis quelques temps, j’entendais des cris d’enfants résonner dans ma tête, aussi avais-je décidé de me servir de cela. Au bout de quelques minutes d’angoisse, les prêtresses avaient décrétées que je pouvais être apte à faire partie de leur confrérie.
Elles me demandèrent alors ma plus grande peur et je ne savais quoi répondre.
« Des guêpes » avais-je répondu par défaut, mais ce n’était pas totalement un mensonge. J’avais bien sûr peur de la déesse Calypso, une peur rationnelle et respectueuse. Et je pense que toute avait cette même peur. Pendant une journée entière, je dû combattre l’angoisse d’être attachée à un poteau de bois, le corps enveloppé de milliers de guêpe dont le venin pourrait me tuer si elles me piquaient toutes ensemble, si jamais je faisais le moindre mouvement. Cette torture sembla durer des jours et à chaque piqûre, la douleur me faisait monter les larmes aux yeux. Je priais la déesse de m’aider dans cette épreuve, sans grande conviction que mon sort lui soit d’un réel intérêt.
Le lendemain, une des vieilles prêtresses me tendit une dague et j’en compris immédiatement la signification. Relevant mon jupon jusqu’à ma hanche, je me mis à verser des larmes, la mâchoire serrée, tandis que je lacérais ma cuisse, convaincue que j’arrivais au bout de l’épreuve. Les deux semaines suivantes furent âpres, et outre les fruits et les baies pour me nourrir, j’ai bien cru mourir de faim, seule et au bord du gouffre. J’ai vite appris à ravaler mes larmes et à me servir de ma fierté et de mon honneur pour vaincre ce dernier test. Le jour du jugement final, j’ai bien cru que cela allait être mon dernier. C’est fichu, j’ai échoué, adieu monde cruel, si jeune et si belle.
Mais il n’en fut rien et voilà 7 ans que je suis rentrée dans la confrérie et ma vie n’a jamais été aussi délicieuse. A l’écart de la foule, dans un abri que j’ai moi-même confectionné, à mi-chemin entre mer et jungle, je recevais les pauvres âmes en détresses ainsi que de nombreux pirates qui cherchaient mon aide. Mon tatouage en forme de croissant de lune judicieusement placé sur ma nuque prouvait mon appartenance légitime à ce cercle très fermé.