« And then I was born again » Les souvenirs d’enfance sont souvent les plus beaux. Cette période insouciante, où rien ne pouvait nous atteindre, où nous étions les rois de notre petit univers. Même si nous sommes nés au mauvais endroit, au mauvais moment, même si notre existence est un calvaire dès notre premier souffle, notre tendre jeunesse est toujours source de nostalgie. Si tant est que l’on en ait une.
Mon plus vieux souvenir remonte à mes neuf ans. Enfin, de ce que j’en sais. Car au final, je ne connais pas ma vraie date de naissance. Ni où je suis née. Aucune réminiscence, aucune trace écrite. Rien. Le néant. Jusqu’à ce fameux souvenir. Étrangement, je m’en rappelle avec une époustouflante clarté.
Je suis assise par terre, adossée au mur, pieds et poings liés par de lourdes chaînes rouillées qui arrachent ma peau fragile. Il fait froid, l’humidité traverse mes vêtements sales et se colle à moi. L’obscurité m’empêche de distinguer les personnes entassées autour de moi, mais j’entends leurs plaintes étouffées, leurs soupirs. Une odeur infecte de bois moisi et d’insalubrités en tout genre m’agresse les narines. Ça tangue. Un roulis continu fait vaciller le décor. Je pose mon regard vidé de toute énergie sur un rat en train de grignoter une main… ou un pied. Je vois trop trouble pour le déterminer. Certains de mes compagnons d’infortune n’ont pas résisté au voyage. Quel voyage ? Je suis dans la cale d’un bateau, à n’en pas douter. Mais d’où est-il parti ? Et où va-t-il ? Je me sens faible. Si faible que je n’arrive même pas à me rappeler qui je suis. Ma mémoire n’est qu’un tableau noir où tout semble avoir été effacé. J’ai l’impression d’avoir toujours été là, dans cette antre branlante et grinçante. Je suis perdue, mais trop épuisée pour me poser des questions. Je me laisse aller, comme une bête de somme sur le chemin de l’abattoir. Soudain, les craquements de la coque se font de plus en plus forts. Sans que je puisse riposter, je sens mon corps glisser, tomber, se renverser. Je ne réagis pas. Il se passe quelque chose, cependant, mon esprit est trop occupé à me tenir en vie pour s’intéresser à ce genre de détails. Des vociférations me parviennent de ce que je crois être le pont. ... l’mât ! Faut r’dresser l’mât ! Allez chercher les aut’ en bas, on a b’soin d’plus de bras ! Une trappe s’ouvre au-dessus de nos têtes, faisant s’engouffrer un vent glacial et une pluie torrentielle dans la cale. Instinctivement, je ramène mes bras frêles devant ma figure. Mes chaînes sont tirées, on me traîne jusqu’à la surface. Je sors de ma grotte. Et le retour à la lumière n’est pas des plus agréables. De violentes bourrasques me fouettent le visage, mes habits trempés d’humidité se plaquent contre mon corps et le gèlent un peu plus. L’épaisse averse me pique de ses milliers d’aiguilles. J’en viens presque à regretter ma prison souterraine. Mes yeux embrumés ne perçoivent que la moitié du paysage chaotique. Une grosse main m’agrippe la nuque et me plaque contre un rondin de bois. Le mât. Poussez ! Tirez ! R’mettez-moi ce mât à la verticale ! Ma vue finit par s’éclaircir. Je tourne ma tête dos à la pluie et balaie la scène d’un regard effrayé. Je commence à comprendre ce qui est en train de se dérouler. Le navire sur lequel je suis est pris dans une affreuse tempête. Des vagues monstrueuses menacent de nous submerger, et les rafales de vent déchirent les voiles encore déployées. Mon cœur s’accélère. Ma vie n’a pas l’air merveilleuse, mais je ne veux pas mourir. Pas tout de suite. Les fers qui me lient à quelques autres prisonniers me forcent à suivre le mouvement : je pousse du mieux que je peux afin de remonter le mât. Puis, tout se passe très vite : alors que je plante mes ongles dans le bois, tout le bateau tremble, s’écrasant certainement contre des rochers, et la puissance de l’impact nous balance par-dessus bord. Le mât se brise en plusieurs morceaux. Nous voilà au beau milieu des flots enragés, nos mouvements entravés par nos chaînes qui nous tirent vers le fond. Je m’accroche avec désespoir au rondin pour ne pas sombrer. L’eau salée m’assèche la gorge, me brûle les yeux. Malgré tous mes efforts, ma faiblesse finit par reprendre le dessus, et je perds connaissance.Telle est ma première expérience de la vie dont je garde le souvenir. Une belle entrée en matière.
C'est ainsi que je me réveillai, les membres endoloris et ankylosés, du sable et de l'eau obstruant mes bronches, sur une plage déserte. Une fabuleuse quinte de toux réussit à dégager mes poumons. J’en profitai aussitôt pour inspirer à fond. Il n’y avait pas une seule parcelle de mon corps qui ne me faisait pas souffrir. Il me semblait que ma jambe gauche était cassée. Peut-être. Comment faire la différence entre toutes ces douleurs ? Je perçus un mouvement près de moi. Ma rétine n’était pas encore assez habituée à la clarté. En tremblant, je mis une main en visière et discernai une silhouette qui s’approchait de moi, cahin-caha. Je ne tentai même pas de reculer. A quoi bon ? J’étais incapable de bouger. L’inconnu se pencha vers moi.
Tu peux marcher ? Sa voix était grave et rocailleuse, mais c’était celle d’une femme. Avec un drôle d’accent. Je voulus répondre, toutefois seul un grognement rauque sortit de ma bouche. Je me contentai alors d’un signe de tête négatif. La rescapée me redressa et passa son bras sous mes aisselles afin que je puisse me reposer sur elle. Son autre bras glissa sous mes genoux et elle me souleva. Je me mordis l’intérieur des joues, retenant un gémissement. J’avais bien la jambe cassée. Au moins une réponse concrète parmi les innombrables questions qui se bousculaient dans ma tête meurtrie. La femme, visiblement moins amochée, me mena à couvert loin du rivage. Nous nous enfonçâmes dans une sorte de jungle verdoyante. Je ne savais pas ce que l’autre cherchait, mais si nous voulions ne serait-ce qu’une maigre chance de nous sortir de ce pétrin, mieux valait rester sur la plage, non ? Ici, personne ne nous trouverait. Néanmoins, je ne fis aucun commentaire, trop heureuse de me faire porter. Nous arrivâmes devant une caverne rocheuse près d’une rivière. Elle paraissait profonde et spacieuse, et surtout, inhabitée. Nous n’étions pas en état de nous faire courser par un prédateur. L’inconnue me déposa contre un arbre. C’est alors que je me rendis compte que nous étions encore attachées l’une à l’autre par nos chaînes. Très pratique. Ma camarade de fers dénicha une pierre au bord tranchant. Elle plaça les maillons de la chaîne qui nous liait sur un petit rocher. Elle entreprit de briser le métal. Au bout de nombreux essais, elle y parvint. Il lui fut alors possible de nous défaire de nos menottes. Nous étions libres. Coincées sur une île perdue, mais libres. Sans m’accorder un regard, la femme alla récolter branchages et plantes diverses. Je l’observai, la détaillant. C’était un petit bout. Pas très grande mais tonique. Sous sa maigre carcasse se dessinaient des muscles fins et nerveux. Elle devait avoir la trentaine. Sa peau basanée, sa tignasse brune et frisée indiquaient une origine caribéenne. D’où l’accent de tout à l’heure.
La nuit commençait à tomber. Boitillant bon gré mal gré, je me mis à l’abri dans la caverne.
Ton nom ? La voix de la femme, en train d'allumer un feu, me fit sursauter. Nous ne nous étions pas échangées le moindre mot depuis la plage. Je me raclai la gorge avant de prendre la parole.
M'en rappelle plus. Plus rien. L'autre hocha la tête, comme si elle s'en était doutée. Elle m'avait l'air d'en savoir plus que moi. D'où venais-je ? Quel âge avais-je ? Qui étais-je ? Quelque chose me disait que je ne le saurais plus jamais.
Voilà comment je suis vraiment née, il y a une vingtaine d'années de cela, rejetée par l'océan sur une île oubliée des cartes. La femme échouée avec moi s'appelait Thaïs. C'était une prêtresse. Elle n'a jamais voulu me dire comment elle s'était retrouvée avec moi dans cette cale. Ni où nous étions sensées nous rendre à l'époque. J'ai toujours pensé que les marins qui nous avaient détenues étaient des marchands d'esclaves. Toutefois, je n'en avais aucune certitude.
Thaïs m'éleva. Non, pas comme sa fille. Elle n'avait pas un sens maternel très développé. Elle m'apprit à survivre. Que ce soit par les poings, par la ruse ou par l'endurance, elle me fit part de tout ce que je devais savoir pour tenir le coup quoi qu'il advienne. Elle me surnomma Ghost, en raison de ma peau pâle. Mouais. On fera avec. Pourquoi s'embêtait-elle autant avec moi ? Je lui ai posé cette question une fois. Elle m'a répondu que tout arrivait pour une raison. Tout avait une signification. Si le destin avait fait que nous nous étions retrouvées littéralement liées et que nous avions survécu ensemble, alors c'est parce que chacune avait quelque chose à apporter à l'autre. De plus, Thaïs m'a expliqué que son don de divination lui avait montré mon visage. Elle m'avait vu grandir à ses côtés. Elle en avait conclu qu'elle devait être mon... mentor. Tiré par les cheveux vous dites ? Vous ne connaissez pas les prêtresses. Ne jamais contredire ou ignorer les messages de Calypso. C'est une règle d'or.
Elle m'enseigna également le peu de soins basiques qu'elle connaissait, la chasse, la pêche, le camouflage, l'art des poisons, les prières à Calypso et bien plus encore. Elle fit de moi une vraie sauvage. Et quand ce n'était pas l'heure de la leçon, elle me laissait seule, partant prier ou je ne sais quoi. Pour ce qui est des marques d'affection, j'en avais peut-être même plus avec Mamba. Qui est Mamba ? Oh, rien que quelques 700 kilos de bonhomie pour 6 mètres d'amour. Mamba, c'est mon acolyte de toujours et accessoirement, un crocodile albinos. Abandonné par ses pairs à cause de sa peau dépigmentée, je l'ai recueilli. Nous avons grandi ensemble. Il n'est pas très futé, mais il ne ferait pas de mal à une mouche... À moins que je le lui demande. C'est un gros bébé qui va doucement le matin et pas trop vite le soir. Je l'adore.
Loin de toute civilisation, on peut dire que ma jeunesse ne fut pas comme les autres. Pendant que certains jouaient ou chipaient dans les étales, je récoltais le venin d'un serpent. Chacun sa vie.
« Face your fears child, and nothing will stop you » J’avais très tôt montré des signes d’une certaine sensibilité à ce que vous pourriez appeler l’extrasensoriel. Au début, cela s’était limité à de petites rêveries, des absences fugaces. Mais au cours des années, ces événements s’étaient amplifiés, jusqu'à ce que Thaïs puisse conclure avec certitude que j'étais douée de projection astrale. Un nom savant pour dire que mon esprit pouvait voyager sans mon corps. À l'époque, je n’en avais pas vu l'utilité. Si ce n’est que cela confirmait ma formation de prêtresse. Mon âme pouvait se balader toute seule. La belle affaire. Je vous passe les moments affreux durant lesquels j’avais cru que mon esprit ne rejoindrait plus jamais mon enveloppe charnelle, ou encore mon fastidieux apprentissage de la maîtrise de ce pouvoir. Cela n'avait pas été les moments les plus sympathiques de ma pas si sympathique vie.
Je n’ai jamais
voulu devenir prêtresse. Disons simplement que c'était une évidence. Que faire d’autre ?
Peu avant mes vingt ans, Thaïs m’emmena en haut du plus haut sommet de l’île. Le ciel était dégagé.
Tu vois là, me dit-elle en pointant son doigt vers une forme sombre à l’horizon.
C’est Cuba. Il est temps. Tu es prête. Pas besoin d'épiloguer. J’avais compris. L’heure était venue pour moi de prouver que j'étais capable d'être une prêtresse. Réussir ou mourir.
Afin de nous rendre dans les montagnes de Cuba, nous fabriquâmes une sorte de canot avec une voile. Je n’avais pas peur de la houle ou d’une possible tempête. Si Calyspo voulait nous faire atteindre l’île, alors une planche de bois suffirait. Après avoir intimé à Mamba de m’attendre ici, j’embarquai avec Thaïs. Le voyage fut plutôt tranquille. De même que le trajet jusqu’aux montagnes.
Notre déesse nous surveille, me prévint mon mentor.
Ce n’est pas parce que je te connais que je t’épargnerai. L'épreuve que j'allais passer était décisive pour mon avenir. Et elle n'était pas prise à la légère par les prêtres. Si j'échouais, Thaïs me tuerait. Et ce, malgré toutes ces années passées à mes côtés. L'enjeu était trop important pour faire intervenir les sentiments.
Une fois arrivées à destination, le rite put débuter. Je passai la première étape sans grandes difficultés. J'avais travaillé mon don des années durant. Ce n'était qu'une formalité. Comme tant de fois, mon esprit lévita au-dessus de mon propre corps et je pus ainsi admirer le paysage. Il voleta ensuite derrière Thaïs. C'était assez étrange comme sensation. Je sentais encore mon corps, mais avec une distance. Toute douleur que l'on pouvait m'infliger alors me paraissait lointaine, atténuée. Comme lorsque l'on est sous l'eau, et que l'on entend les bruits étouffés à la surface. Et plus je m'éloignais, moins j'avais de connexion avec mon corps. Les doigts de Thaïs, cachés dans son dos, indiquaient le chiffre huit.
Combien ? La voix de ma tutrice était assourdie par la différence de dimension.
Huit, assenai-je après quelques secondes. Je pouvais encore communiquer par l'intermédiaire de mon enveloppe charnelle. Bouger, presque pas. Mais j'y travaillais. Les tests allèrent crescendo, jusqu'à ce que mon juge estime que j'avais passé le premier palier avec succès.
La deuxième épreuve fut beaucoup moins réjouissante. Et je pense que c'est elle qui m'a vraiment changée. Je devais faire face à ma plus grande peur. Déjà, il ne fallait pas que je me trompe en l'énonçant à voix haute. Il fallait parler à cœur ouvert.
Mourir. Perdre la vie était la seule chose capable de m'angoisser. Sans rien dire, Thaïs me guida jusqu'à un point d'eau. d'un signe de tête, elle m'ordonna d'y entrer. Mon cœur s'accéléra. Je voyais où elle voulait en venir, et cette perspective ne me plaisait pas. Pas du tout. Elle me rejoignit, posa ses mains calleuses sur mes épaules, et m'immergea totalement. Lorsque l'air commença à me manquer, je tentai de remonter. Impossible. J'agrippai les bras de Thaïs, plantant mes ongles dans sa chair. Une peur indescriptible me prit à la gorge. Je voulais tout arrêter, m'enfuir. La panique s'empara de moi. Je me débattis pendant une interminable minute. Puis, mes forces m'abandonnèrent. Je relâchai doucement mon emprise. Ma vision se flouta. L'eau s'infiltra dans ma bouche. Je me sentis partir pour de bon. Un léger sourire se dessina sur mes lèvres. Je mourais.
Une gifle me réveilla en sursaut. Je dégurgitai dans un flot impressionnant tout le liquide accumulé. Au-dessus de moi, Thaïs me toisait. Si je ne la connaissais pas autant, je n'aurais pas discerné ce petit rictus satisfait. J'avais affronté ma peur. En lâchant prise, en me laissant aller, j'avais fait face à ma mort. Et ce qui est déjà mort ne saurait mourir, n'est-ce pas ? Je n'avais donc plus aucune raison de craindre quoi ni qui que ce soit. Je devenais de plus en plus moi-même. Je me libérais de mes dernières chaînes. La moitié du chemin était accomplie.
Sans me laisser le temps de me remettre de ma presque mort, mon mentor me donna un canif émoussé par le temps. Je m'en saisis après avoir défait le haut de mon vêtement, dévoilant mon dos. d'une main habile, je tranchai ma viande en deux lignes, une au niveau de chaque omoplate. Les vestiges d'une paire d'ailes fantasmée. J'avais toujours rêver de voler. Et mon pouvoir me permettait d'approcher un peu plus ce désir profond. Les prêtres avaient tous une cicatrice en hommage à leur dévouement à Calypso. Notre corps était marqué, il lui appartenait.
La dernière étape fut presque une partie de plaisir à côté de ce que je venais de traverser. Je devais survivre seule, sans rien, pendant deux semaines dans ces montagnes. Survivre, c'est ma spécialité. Thaïs m'avait bien élevée. Pendant cette quinzaine de jours, j'explorai les reliefs, me ressourçai. Et surtout, j'en profitai pour réfléchir à ce que je comptais faire. Rester sur mon île ? Non. J'étais trop curieuse, trop avide de voyages et découvertes. Je voulais connaître le monde qui m'entourait. Rejoindre la civilisation. A presque vingt ans, ma tutrice était le seul être humain que je fréquentais. L'humanité avait tellement à offrir, je ne pouvais pas refuser. J'avais pris ma décision : j'allais récupérer Mamba et nous allions nous installer ailleurs.
Les deux semaines s'écoulèrent. Thaïs vint me retrouver à l'endroit où elle m'avait laissée. En-dehors de mes habits qui avaient connu des jours meilleurs, j'étais en bon état. En signe de réussite et d'appartenance officielle à la communauté des prêtresses, je me fis tatouer un croissant de lune au creux des reins. Je voulais quelque chose de discret, facile à camoufler. Je ne voulais pas que cela se sache.
Il était temps de se quitter. Thaïs resta à Cuba. Je repris le canot jusqu'à mon île. A mi-chemin, Je remarquai non loin de moi les restes fumants d'un navire. Un coup des pirates sans doute. Dans un haussement d'épaules, je repris ma route.
Eh ! D'un coup sec, je tournai ma tête vers l'origine de ce bruit. C'est alors que j’aperçus un couple agrippé à ce qui avait dû être une porte. Ça, ce n'était pas commun. Je me mis à leur hauteur et les aidai à monter à bord de mon embarcation. Ils étaient richement vêtus. Des marchands venus du Vieux Contient. L'accueil avait visiblement été très chaleureux pour ses deux pauvres hères. La femme paraissait gênée par mon regard insistant. Mais que voulez-vous, c'était la première fois que je voyais pareils spécimens ! Ils me demandèrent si j'avais "l'extrême bonté" de les mener jusqu'à l'île habitée la plus proche, à savoir Tortuga, dont ils m'indiquèrent la direction. Leur bateau avait été attaqué et les forbans ne leur avaient laissé que cette malheureuse porte pour tout radeau. J'acceptai, voyant là l'occasion rêvée de rejoindre la société. Une fois aux abords de mon île (qui se trouvait sur la route), je vis des ailerons fendre les flots autour du canot. Des requins. Le coin en était infesté. Et ils étaient du genre vorace. Pendant que je restais de marbre, mes deux passagers ne purent cacher leur inquiétude.
Si on leur donne pas à becter, ils vont renverser le canot. La dame me dévisagea, désemparée.
Mais nous n'avons rien à leur donner ! Pas vrai, Archie ? Son époux acquiesça, tout aussi paniqué.
Vous inquiétez pas pour ça... J'ai ma petite idée. Et, dans un sourire sardonique, je me jetai sur le duo endimanché. Je terrassai en premier le mari en lui brisant la nuque d'un geste vif et précis. Un "crac" net et il tomba, pantin désarticulé. Je fondis ensuite sur la fraîche veuve. Les traits déformés par l'effroi, celle-ci eut à peine le temps de réaliser ce qui lui arrivait qu'elle rejoignait déjà son tendre ami, d'un coup sec entre les deux yeux. Une technique secrète que j'aimais bien sortir à l'occasion. Sur les êtres au crâne fragile, c'était imparable.
Après les avoir soulagés de leurs lourds habits, je jetai les cadavres encore chauds à la bande de requins.
Régalez-vous, c'est un met de choix. Nourrir les enfants de Calypso était un honneur. J'étais à présent tout près des berges de mon île. J'enfilai la belle robe de la défunte aristocrate et sifflai. Aussitôt, je vis apparaître sur la plage mon fidèle crocodile. Il se dandina, tout heureux, et me rejoignit à la nage. Je l'aidai à se hisser à bord. Maintenant, direction Tortuga.
« The world is full of desperate souls. Save them or use them » Il a un problème l'espadon ?Cela fait dix ans que j'ai posé le pied sur l'Île de la Tortue. Repère exotique des racailles de la pire espèce. Oui, je me compte dedans. Les premiers temps, j'ai mené mon petit bonhomme de chemin et me suis forgée une bonne réputation de tueuse à gages, flanquée de son crocodile albinos. Spécialité : les poisons. Cela a toujours été un passe-temps pour moi. Un hobby comme un autre. Ce n'était pas le temps libre qui me manquait sur mon île. Pour les affaires, j'ai gardé mon surnom Ghost. Cependant, je me suis trouvée une identité plus... politiquement correcte : Avalon Stormborn. Pourquoi ? Parce que. Je ne suis pas obligée de tout vous dire, non ?
Les poches remplies de l'argent de mes missions, j'ai embauché un partenaire, puis deux, puis trois et ainsi de suite, parmi les meilleurs mercenaires dont regorge Tortuga. Les temps deviennent trop dangereux pour s'amuser à se la jouer solo. Ensemble, nous gagnons plus, et nous éliminons facilement la concurrence. Je suis très persuasive quand je m'y mets, et j'en ai convaincu quelques uns. Nous nous partagions les missions et les recettes. Voyant que les affaires tournaient bien, j'ai fini par me prendre au jeu de l'entrepreneuriat et j'ai monté avec mes associés une véritable entreprise de "services", comme j'aime bien la nommer. Nous nous sommes spécialisés dans le trafic d'armes, la revente de navires et bien sûr les meurtres sur commande. A présent, je dirige une ligue d'assassins confirmés, une bande de mercenaires organisée. J'ai également placé une grande partie de ma fortune ainsi accumulée dans les biens immobiliers. Auberges, maisons de jeux, tavernes, maisons closes, tout y passe. Je n'y travaille pas, mais en tant que propriétaire, je perçois une partie des bénéfices.
Cependant, là où je suis le plus fière de mon opération, c'est dans le réseau que je suis parvenue à construire entre d'importantes îles des Caraïbes. Et quelques pieds à terre sur le continent. Sous couvert d'une entreprise immobilière florissante, nos affaires moins légales battent leur plein. Notre "empire commercial" (si on peut l'appeler ainsi) s'étend progressivement grâce à nos précieux contacts. La force de notre entreprise réside dans la grande indépendance de nos ramifications. Le personnel ne connaît que son supérieur direct qui fait le lien avec les plus hautes sphères, et cætera. Certains mercenaires ont conscience qu'il y a d'autres étages à la pyramide, mais ils ne savent pas
qui sont ces fameux étages.
Jamais je n'aurais imaginé pouvoir m'adapter aussi rapidement à la civilisation. Mais je pense qu'avoir un regard extérieur sur cette société a fait la donne. Au final, mater l'humain n'a rien de différent à amadouer un serpent. Pour récolter son venin, faites-lui croire que c'est pour son bien. Devenez la solution à tous ses problèmes, son salut. Devenez-lui indispensable. Je suis plutôt douée pour me rendre irremplaçable. Jouer sur la dépendance des gens est un art dont je raffole. Les hommes finissent par être persuadés qu'ils ont
besoin de moi, même si je suis la plus odieuse des créatures. Et à partir de là, le reste devient d'une facilité déconcertante.
J'aurais pu choisir une vie plus rangée. Trouver un travail honnête, gagner ma paye à la sueur de mon front, mener une existence tranquille. Faire mon trou. Oui j'aurais pu. Rien ne me poussait à alimenter le chaos du quotidien. À participer allègrement à la décadence d'une civilisation qui n'était, au fond, pas vraiment la mienne. Les temps ne sont ni à l'honnêteté, ni à la paix. Le monde des hommes que je découvre peu à peu est rongé de l'intérieur par des idées de conquêtes. Chacun veut sa part du gâteau. Ces monarques gras et loin de la dure réalité veulent tout posséder. La terre, la mer... Et je n'adhère pas à cette idée. Pour moi, chaque être est libre de ses choix et rien ne lui appartient. Encore moins la vie des autres. Voir ces conflits d'intérêt purement politique bousiller l'existence de milliers de gens me révulse. La liberté est un droit que je défendrai toujours. Je ne suis dans le camp de personne, si ce n'est le mien. Ni pour les pirates, ni pour une quelconque couronne. Juste moi. Je ne reconnais aucune puissance. Seul devant Calypso je courberai l'échine. Je suis pour l'anarchie, où chacun serait maître de soi. Mais, comme l'humain n'est pas encore prêt pour ça, je me contente de protéger ma propre liberté. Et c'est en venant troubler l'ordre établi, en changeant les règles du jeu et les pions de place que je lutte. N'allez pas croire que j'aspire à devenir un héros ou toute autre ineptie. Ce combat me concerne. Plus jamais mes poings ne seront enchaînés. Si participer à l'apogée du banditisme me permet de m'en assurer, alors je m'y emploie volontiers.
Mamba à mes pieds, j'incendie le pauvre capitaine de mon regard intense.
C'est-à-dire que... 'fin m'dame, sauf vot' respect... Comprenez qu'un pareil bestiau, c'pas bon pour mes hommes... Sont pas à l'aise quoi... Je croise mes bras sous ma poitrine, profondément agacée. Je dois me rendre à Port-Royal pour les affaires, et ce misérable insecte au nez anormalement développé ose insinuer que le voyage est compromis par un caprice de ses matelots. Ces idiots finis ne veulent pas que mon crocodile d'amour monte à bord.
Écoute-moi bien, commencé-je alors que le capitaine tortille nerveusement son chapeau entre ses doigts.
Je prends ce bateau avec mon crocodile. Je me fous royalement de ce que pense tes marins. J'ai pas le souvenir d'avoir demandé leur avis... Tu veux pas me contrarier, si ? Oh non, je suis certaine que tu veux pas. Si quelqu'un est pas satisfait, qu'il vienne faire connaissance avec Mamba, qui se fera un plaisir de lui montrer à quel point il sait être aimable. Des volontaires ? ... Non ? Personne ? ... Bien, nous avons assez perdu de temps avec ces jérémiades. En route. On ne discute pas mes directives. Point. Une fois sur le pont, je croise le regard d'un mousse.
Fais pas cette tête coco, il va pas te bouffer... Sauf si je lui demande. Devant le visage déconfis du jeune garçon, je ne peux retenir un rire franc et clair. Si seulement il savait qu'il avait plus de chances de se faire embrocher par un de ses "compagnons" que de se faire grignoter par mon crocodile... Je m'accoudai à la rambarde, fixant l'horizon.
C'est là-bas qu'on va, Mamba. Tu verras, c'est un beau petit coin. T'auras plein de mollets à croquer. Et j'aurai plein de pigeons à plumer.
Ce que le futur me réserve, je n'en ai pas la moindre idée. Mon destin, je me le forge moi-même, en ayant foi en Calypso. Elle me guidera dans mes choix. Je sais que tant que les guerres perdureront, mon business sera aux beaux fixes. Et le chaos a de belles années devant lui.