Deux ans plus tôt.Avec mon grand frère, nous partons chercher de l'eau douce au puits pour que maman puisse dessaler le poisson. Je fixe en silence le fond du puits, que l'on ne voit même pas, tellement c'est profond et sombre. Je sais qu'il y avait quelque chose, dedans, alors je guette pour voir quand est-ce que cette chose sortira. Soudain, je sursaute. Il y a des cris, et une épaisse fumée s'élève au-dessus de notre hameau de pêcheurs. Je ne bouge pas, parce que je comprends pas du tout ce qui se passe. Mon frère me prends la main et m'entraîne à l'abri d'un buisson.
« Pourquoi on se cache ? On doit amener l'eau à maman ! »
Mon frère ne répond pas, et serre ma main en tremblant. Pourquoi il veut m'empêcher de ramener l'eau à maman ? On reste comme ça jusqu'au petit matin, d'ici là, j'ai le temps de m'endormir, et d'attraper froid aussi. Quand mon frère me réveille, je remarque que tout est silencieux. C'est beau le silence, mais ça donne envie de chanter pour le taquiner. Alors je me lève, adresse mon plus beau sourire au soleil, et j’entonne en claquant mes mains :
"Sur le rivage, où la barque légère
Est au repos
Les enfants jouent loin des yeux de leur mère
Aux matelots
Renouvelons, dit l'un d'eux l'aventure
De Robinson
Hissons la voile en haut de la mature
Le vent est bon !
Et les petits enfants
S'éloignent en chantant
Tirons les ..."
« Sun', tais-toi s'il te plais ! »
Je regarde mon frère, sans comprendre. D'habitude il adore quand je chante, mais là, il est froid, et inquiet, on dirait. Je m'empare des seaux qu'on avait laissés là, et je reviens le chercher.
« Allez, il est plus que temps qu'on leur amène l'eau, non ? »
Il prend un des seaux, et je pars devant, chantonnant bouche fermée. Quand on arrive à la maison, elle est à moitié brûlée, à moitié dévastée. On pose - ou plutôt, on lâche - les seaux, et on se précipite à l'intérieur. On reste quelques secondes sans voix devant le spectacle qui s'offre à nous. Tout est détruit. Et par terre, il y a deux corps sans vie. Je sens les larmes inonder mes joues, mais je ne comprends pas pourquoi. Je reste debout, incapable de faire un geste ou de dire un mot, c'est comme si, d'un coup, j'étais plus tout à fait là. J'entends soudain que mon frère est en train de répéter une phrase en boucle, en se cramponnant à moi.
« Ils sont morts, Sunny, nos parents, nos parents, ils sont morts ... »
Ses mots n'ont strictement aucun sens. Pourquoi dit-il des choses pareilles ? Il n'a rien compris. Soudain, je sens la colère monter en moi, alors je hurle plus fort que lui.
« C'est N'IMPORTE QUOI ! Ils sont PAS MORTS ! Comment le pourraient-ils, c'est idiot de dire ça ! Eux, c'est PAS nos parents. Nos parents, ils sont PARTIS et ils reviendront nous chercher. »
Je m'arrête, essoufflée. Mon frère me regarde avec une drôle d'expression, comme s'il avait peur. J'essuie mes larmes et je le prends dans mes bras en m'excusant. Je suis peut-être allée un peu loin.
Les jours qui suivent, on récupère ce qu'il y a à récupérer dans les maisons, et on s'en va pour Charles Town. Tout ne s'est pas fait si facilement, au début, mon frère ne voulait plus manger, et je me suis occupée de lui, je lui ai chanté des chansons de marins pour lui remonter le moral. Il y a une chose qui a été épargnée par les flammes : le petit accordéon. En même temps, mon frère l'avait laissé dans la cours, avant d'aller chercher de l'eau, alors, forcément. Quand il en a eu la force, il l'a repris pour en jouer.
Aujourd'hui.Maman nous dit toujours qu'on fait un joli duo. Et c'est vrai ! A la ville, en jouant tous les deux de la musique et en chantant des trucs connus, on s'est fait beaucoup de sous, en tous cas assez pour manger à notre faim. J'aime beaucoup cette vie-là. Je veux dire, on est indépendants, et puis, on s'amuse, en soi. Nous avons élu domicile dans un vieux bâtiment un peu en ruine, là-bas, il y a des tas d'autres enfants, de tous âges, la plupart sont des voleurs ou des mendiants.